Eric et Sauveur

Mon premier fantôme ...

Eric et Sauveur
Photo by Šimom Caban / Unsplash

Mon premier fantôme ...

Je reçois Eric. Il a une petite quarantaine et se plaint de déréalisation. Il vient me voir car il a l’impression de ne plus être dans la réalité, d’être en dehors et d’observer à partir d’un ailleurs qu’il ne sait, ni ne peut préciser. Il est stressé en ce moment par son travail, et me dit qu’il a toujours été quelqu’un d’anxieux, même s’il n’a jamais su pourquoi. La déréalisation se manifeste à chaque fois qu’il se sent sous pression.

La déréalisation, un trouble dissociatif.

La déréalisation est un problème encore mystérieux mais bien connu des psychiatres car elle est fréquente. Nous savons qu’elle n’est pas dangereuse. Il y a une forme brève souvent associée aux attaques de panique et qui n'est présente que lors de la crise et il y a une forme plus chronique. C'est celle que présente Eric.

Cette forme de déréalisation est classée parmi les troubles dissociatifs, mais à part (dissociée des troubles dissociatifs, en quelque sorte). Elle n’a pas d’autre conséquence que de donner cette impression d'être dans un décor à la fois faux et étrange. C’est ce qui la caractérise : la perte momentanée de la sensation de familiarité, comme si tout était devenu étranger. Un sentiment de détachement avec souvent une anesthésie émotionnelle. La plupart des patients la décrivent comme un voile, une paroi de verre venant les isoler et les placer en dehors du monde.

Il n’y a pas de traitement médicamenteux connu qui soit vraiment efficace, alors je propose à Eric de l’hypnotiser. Il est d’accord.

Le regard d’Eric se voile, ses paupières se ferment, sa tête s’affaisse mais il ne dort pas. L’hypnose n’est pas un sommeil. Et, d’ailleurs mon but n’est pas de créer de la somnolence comme dans la relaxation. Je souhaite même l'éviter.

Invocation d'une personnalité secondaire.

Rapidement, une personnalité secondaire vient se manifester. Elle s'appelle Sauveur.

Je me dis que c’est un beau nom pour la personnalité secondaire d’un anxieux.

Lorsqu'une personnalité secondaire se construit sous mes yeux, je fais très attention à l'amener à se définir en restant le plus neutre possible. Je bannis les "leading question" et autres techniques d'influence. Je ne cherche pas à la modifier mais au contraire à permettre l'émergence de ses caractéristiques. C'est parce qu'elle est différente qu'elle est intéressante et possiblement thérapeutique.

Après cet aparté, je reviens au patient.

Sauveur occupe maintenant une partie plus importante de la conscience d‘Eric. Il s'incarne progressivement et il me parle directement. Cela s’appelle la « parole automatique » comme il existe aussi une « écriture automatique ». Contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser, cette parole est très réfléchie. Mais pas par Eric, par Sauveur.

Mais voila que Sauveur me dit qu’il a peur qu’Eric se suicide.

« ??! »

Première nouvelle. Eric ne m’a jamais parlé de suicide, ni fait de tentative de suicide, ni rien d’inquiétant, il n’est pas désespéré. Bref, je ne comprends pas ce que me dit Sauveur.

Je mets Sauveur en suspens, après avoir convenu qu’il revienne à la première invocation et je ramène Eric. C'est un peu comme un double appel sur un portable. Très pratique.

C'est l'esprit de l'oncle suicidé.

Eric qui avait écouté d’une oreille distraite, me raconte alors l’histoire édifiante de Sauveur, son oncle qui s’est suicidé avant qu’il naisse et dont il porte le prénom comme deuxième prénom. Et puis, dans la famille, tout le monde lui dit qu’il est tout le portrait de son oncle et qu’il agit exactement comme lui.

Ce que me décrit Eric, c’est la transmission trans-générationnelle de croyances pathogènes.

Après avoir un peu mieux compris la situation. Situation que je ne connaissais pas et dont Eric ne m’avait jamais parlé. Je réinvoque Sauveur, qui se manifeste immédiatement. La transition entre personnalité primaire et secondaire est quasi-instantanée.

Sauveur me dit que c’est lui, qui en se manifestant pour protéger Eric quand il est stressé, crée la déréalisation. Comme si, être possédé par l’esprit désincarné d’un défunt, vous extrayait du monde des vivants.

Finalement, Sauveur, le fantôme de l’oncle suicidé, se rend compte qu’Eric n’a aucune intention suicidaire. Que le suicide, c'est son histoire à lui et pas celle d'Eric. Et, après avoir regretté d’être mort trop jeune, il accepte de bien vouloir laisser Eric vivre sa vie. Cependant, il souhaite, quand même, garder un oeil protecteur sur son filleul.

Retour d’Eric, qui cette fois-ci s’était absenté pour de bon et qui se sent tout léger comme libéré d’un poids.

Conclusion

Tout l'intérêt d'une personnalité secondaire est l'espace de liberté qu'elle constitue. Elle permet de re-aborder ce que Jung appelait des complexes, ce que les thérapeutes cognitivistes appellent aujourd’hui des schémas dysfonctionnels.

La question de savoir si la personnalité secondaire est à l’origine des croyances et comportements dysfonctionnels ou si ce sont ces croyances qui s’incarnent sous la forme d’une personnalité quand on leur en donne l’occasion, est une longue discussion.

Mais mon sentiment, pour avoir pratiqué les deux abords, est qu’il est beaucoup plus facile de négocier avec une personnalité secondaire qui s'attribue la responsabilité du problème que de corriger un schéma dysfonctionnel chez un patient qui ne comprend pas ce qui lui arrive.